Ce reportage, publié dans Le Devoir le 22 juillet dernier, et rédigé par Lisa-Marie Gervais, se penche sur les travaux de recherche sur la santé et l’accès aux soins des migrants sans assurance médicale (MSAM) à Montréal, réalisés par la Chaire REALISME en partenariat avec Médecins du Monde.
22 juillet 2017 | Lisa-Marie Gervais
Source: Le Devoir (cliquer pour lire l’article original).
Le soleil plombe sur la foule dense réunie au parc Jean-Drapeau. Dans l’air du bord du fleuve se diffuse une délicieuse odeur de viande grillée de tacos al pastor et celle, doucement acidulée, de la limonade fraîche. Sur la grande scène, les haut-parleurs crachent à plein volume de la musique de mariachis. Pas de doute : le Mexique est à l’honneur en cette fin de semaine des Week-ends du monde.
C’est ici que Carmelo partira pour tout l’après-midi à la « chasse aux migrants » pour le compte d’un groupe de recherche de l’Université de Montréal. Une pile de tracts dans une main, des ballons colorés dans l’autre, ce réfugié mexicain explique — en criant par-dessus la musique — sa stratégie d’approche : « Je repère des familles pour donner des ballons aux enfants. Ensuite, c’est plus facile de parler au père ou à la mère de ce qu’on fait. »
Car le travail de recherche pour lequel il est embauché n’est pas une mince tâche. Il lui faut trouver des personnes à statut précaire qui n’ont pas la fameuse carte soleil ou une autre assurance médicale privée et les convaincre de répondre à un questionnaire. Le but ? Récolter des témoignages afin de documenter l’accès aux soins de santé de ces personnes migrantes. La chose a été très peu documentée, explique la coordonnatrice de ce projet de recherche, Magalie Benoît, sous le petit chapiteau planté au fond du site. « On dit aux gens que l’objectif est de mieux comprendre la situation pour que ça puisse ensuite déboucher sur des politiques publiques ou plus de ressources. »
Menée par Valéry Ridde de l’Institut de recherche en santé publique de l’Université de Montréal (IRSPUM), en partenariat avec Médecins du Monde, dont la clinique offre des soins gratuits aux migrants sans couverture médicale, l’étude en est donc à collecter sa matière première. Depuis juin 2016, un échantillon de plus de 680 entrevues a été constitué, mais l’objectif est d’amasser 900 témoignages d’ici la fin septembre, dont la moitié sera recueillie à la clinique de Médecins du Monde et l’autre, dans la communauté.« L’idée d’aller dans la communauté, c’est de mieux prendre le pouls de la situation », indique Magalie Benoît. L’une des surprises de cette étude est d’ailleurs que les migrants ignorent leurs droits et ne savent pas que des ressources sont disponibles. « L’autre, c’est que les gens, en général, sont surpris d’apprendre qu’il y a beaucoup d’immigrants qui vivent ici sans assurance médicale. »
Profilage et méfiance
Carmelo admet qu’il est impossible de détecter en un regard le statut migratoire d’une personne. Encore moins de savoir si elle a une assurance maladie ou pas. « Il faut parler à un peu tout le monde », croit-il. Car chacun est susceptible de connaître quelqu’un qui se trouve dans cette fâcheuse situation, confirme Mme Benoît.
Le groupe de recherche a d’ailleurs longuement réfléchi au recrutement des participants à son étude. Idéalement, il s’agit de cibler des endroits où la population ciblée se trouve. « Mais on ne peut pas établir une liste exhaustive des lieux où se trouvent les sans-papiers, car c’est une population très hétérogène », constate-t-elle. Les chercheurs ont considéré l’échantillonnage déterminé (driven sampling), qui consisterait à trouver quelqu’un d’admissible à l’étude, puis à lui offrir un montant pour chaque personne recrutée. « Le problème de cette méthode est que tu tombes souvent sur des cas similaires. »
Après une offensive de communication dans les journaux et à la radio, l’équipe de recherche a misé sur une trentaine de travailleurs, parlant plus de sept langues au total, qui se déploient en divers sites susceptibles d’être fréquentés par des immigrants, comme des braderies, des fêtes multiculturelles et des lieux de culte. Ces « ambassadeurs » fournissent de l’information sur les soins de santé existant pour ces populations vulnérables tout en tentant d’établir un lien de confiance. Vingt dollars sont offerts à ceux qui acceptent de répondre au questionnaire. « Notre hypothèse est qu’à Montréal, les gens ne connaissent pas vraiment les statuts des autres autour d’eux. Le bouche-à-oreille fonctionne très peu », poursuit la coordonnatrice. « Quand tu n’as pas[de statut], tu ne le dis pas. On a même entendu parler de cas de dénonciations de membres d’une même communauté. Il y a des gens qui reviennent nous voir en nous disant que leurs amis ne veulent pas répondre à nos questions parce qu’ils ont peur. »
Gagner la confiance des gens, voilà l’un des principaux défis de cette étude. « On a déjà été face à des gens qui nous disaient “Comment savoir que vous n’êtes pas du gouvernement ou de l’immigration et que vous n’allez pas nous dénoncer ?”» raconte Margaux Fête, étudiante à l’École des hautes études en santé publique de Rennes et stagiaire du projet. « Du coup, on s’est fait faire des cartes de l’Université de Montréal qu’on porte autour du cou. Mais c’est vrai que ce n’est pas facile de prouver qu’on est vraiment des chercheurs. »
Histoires d’horreur
« On en a eu trois aujourd’hui ! » lance Marsha, sous le petit chapiteau installé à la braderie de la Plaza Saint-Hubert. Trois témoignages de migrants à statut précaire sans assurance maladie, dont une femme enceinte de six mois. « Elle n’avait encore jamais eu d’échographie, elle ne savait pas où aller », poursuit la stagiaire de recherche d’origine chinoise, qui fait sa maîtrise en travail social. Le plus souvent cachée, la détresse des sans-papiers est pourtant bien réelle.
Salim (nom fictif), qui donne un coup de main à la recherche de l’IRSPUM, en sait quelque chose : il a passé six ans sans papiers, sans aucune assurance maladie ni aucun accès à des soins de santé. « Je me suis débrouillé », raconte-t-il. Il se soignait lui-même ou endurait le mal. Parfois, il empruntait la carte soleil d’un ami, noir comme lui. Mais le jour où il s’est cassé le tibia en glissant sur une plaque de glace, il a dû entrer à l’hôpital à ses dépens. Il en est ressorti avec une tige de métal dans la jambe et une facture de 18 000 $… qu’il n’a finalement jamais payée. « Avec quel argent j’aurais pu payer ? » raconte ce père de trois enfants qui est aujourd’hui citoyen canadien.
Son travail au sein du groupe de recherche lui permet de redonner au suivant et de proposer des solutions aux migrants sans assurance médicale. Les histoires d’horreur entendues sont nombreuses. Des femmes enceintes qui avortent parce qu’elles n’ont pas les 15 000 $ exigés pour accoucher à l’hôpital ou encore des personnes qui rendent leur dernier souffle dans la souffrance, à la maison, car ils n’ont pas osé consulter un médecin par crainte d’être dénoncés et expulsés.
Pour l’heure, les Latino-Américains et les femmes (environ 60 %) semblent davantage participer à l’étude. « Mais des gens de l’équipe ont été surpris de voir à quel point les hommes parlaient de plus en plus de leur détresse et étaient capables de s’ouvrir », souligne la chercheuse. Mais ce sont là des tendances préliminaires qui commencent à peine à se dessiner. Pour les résultats quantitatifs complets de l’étude, rendez-vous à l’été 2018 !
Le Devoir vous transporte cet été sur le terrain en compagnie de chercheurs qui profitent de la belle saison pour recueillir observations et données. Dans une série épisodique, Grandeur nature s’immisce dans la sphère de ceux qui font la science au jour le jour. Aujourd’hui, des chercheurs qui essaient d’aider les migrants sans assurance médicale.