Au Québec, être soigné est généralement une formalité. Mais pour certains, l’accès universel et gratuit aux soins de santé demeure un concept plutôt qu’une certitude. Portrait d’un quotidien sans carte soleil.

 

Par Denis Wong.
Source: RADIO-CANADA.CA

 

Dans une salle d’attente d’une clinique de Montréal, des gens attendent patiemment qu’on les appelle. La scène est inhabituelle pour eux puisqu’ici, personne ne possède de carte d’assurance maladie. Nous sommes chez Médecins du Monde, une clinique qui prodigue certains soins de santé gratuits à des migrants au statut précaire.

                 

Des professionnels bénévoles offrent des soins de santé à des patients sans couverture médicale. Photo : Denis Wong

Parmi les patients de cet après-midi de mars, il y a Braulio. D’origine mexicaine, Braulio est sans-papiers et vit en marge de la société depuis plusieurs années. Il est venu à la clinique pour des douleurs aux reins et il a rencontré une travailleuse sociale, puis une infirmière.

Heureusement, son problème était mineur et les professionnels bénévoles de Médecins du Monde ont pu le traiter. Une visite dans une clinique « régulière » ou dans un hôpital lui aurait potentiellement coûté plusieurs centaines de dollars et cette perspective pesait lourd sur ses épaules.

« Je pense beaucoup à ma santé, raconte-t-il. Parfois, je me pose la question : “Si je tombe malade, comment je peux aller à l’hôpital ou aller chez le médecin?’’ Quand je regarde dans ma poche, j’ai 100 $ ou 150 $, ça me sert à rien pour aller chez le médecin. »

Braulio discute avec une bénévole qui établit un premier contact avec le patient. Photo : Denis Wong

Braulio est un demandeur d’asile dont la demande a été refusée en 2009. Les demandeurs d’asile au Canada reçoivent une couverture médicale grâce au Programme fédéral de santé intérimaire. Cette couverture prend fin si la demande est refusée et souvent, des migrants préfèrent vivre dans la clandestinité plutôt que de retourner dans leur pays d’origine. C’est le cas de Braulio, qui était journaliste au Mexique.

Braulio redoute un retour dans son pays d’origine, le Mexique. Photo : Denis Wong

Encore aujourd’hui, Braulio craint pour sa vie s’il retourne dans son pays d’origine. Le harcèlement, les menaces et les attaques sont encore frais dans sa mémoire.

Me Richard Goldman discute avec une collègue dans les bureaux du Comité d’aide aux réfugiés, à Montréal. Photo : Denis Wong

Me Richard Goldman, avocat spécialisé en immigration au Comité d’aide aux réfugiés, une ONG basée à Montréal, travaille quotidiennement avec des réfugiés qui naviguent dans le système d’immigration canadien. Après avoir épuisé leurs recours, ceux dont la demande d’asile est refusée reçoivent un avis de déportation et doivent ensuite se présenter à l’aéroport.

« Il y a des gens qui me posent carrément la question : “M. Goldman, si je monte à bord de cet avion, je vais mourir à mon arrivée… Qu’est-ce que je fais?”, relate l’avocat. Je leur dis que si je savais que j’allais mourir en prenant un avion, je ne monterais pas à bord. »

À long terme, ces personnes espèrent pouvoir régulariser leur statut. En attendant, l’accès aux soins de santé est pénible et il est difficile de voir la lumière au bout du tunnel. Pour Braulio, cette réalité implique de demeurer en santé à tout prix, parce qu’il ne veut pas dévoiler son statut de sans-papiers
dans un hôpital ou une clinique.

« Je ne fume pas, je ne suis pas alcoolique et je ne prends pas de drogue, raconte-t-il. La vie est tranquille à cause de mon statut. Je ne vais pas à la discothèque ou dans des lieux publics comme ça. J’évite ces situations.»

Une travailleuse sociale de l’organisme Médecins du Monde écoute Braulio.Photo : Denis Wong

Accoucher à ses frais

Dans une autre salle de la clinique Médecins du Monde, Inès rencontre une infirmière pour la première fois depuis qu’elle est tombée enceinte il y a presque 14 semaines. La jeune Française d’origine tunisienne vit un moment unique. Elle entend pour la première fois les battements du coeur du bébé qu’elle porte.

     

Pour la première fois depuis qu’elle est enceinte, Inès obtient un rendez-vous médical. Photo : Denis Wong

Il y a un peu plus de six mois, Inès est venue rejoindre son mari à Montréal grâce à un visa de visiteur. Également d’origine tunisienne, David est venu étudier au Québec il y a quelques années et il est sur le point de recevoir sa carte de résidence permanente. Le couple veut par la suite présenter une demande de parrainage, puisque le visa d’Inès vient d’expirer et qu’elle est dorénavant sans statut.

Entre temps, Inès n’a pas accès à une couverture médicale et elle ne veut pas prendre le risque de repartir en France avant d’accoucher, puisqu’elle n’est pas certaine de pouvoir remettre les pieds au Canada.

Le visa de visiteur d’Inès est expiré depuis peu. Photo : Denis Wong

Par conséquent, le couple s’attend à débourser au moins 10 000 $ pour un suivi de grossesse et un accouchement, en supposant qu’il n’y ait pas de complications. Si Inès devait rester hospitalisée plusieurs jours, cette facture pourrait facilement atteindre plusieurs dizaines de milliers de dollars.

Puisque David sera en principe résident permanent au moment de l’accouchement, leur enfant sera techniquement couvert par la Régie de l’assurance maladie du Québec. Une perspective qui donne un peu d’espoir au couple.

« Le fait de savoir qu’il y a des gens dans une situation pire que nous, on se dit : “voilà, peut-être qu’on peut s’en sortir” », ajoute David.

L’enfant d’Inès sera en principe couvert par la Régie de l’assurance maladie du Québec.
Photo : Denis Wong

Selon Citoyenneté et Immigration Canada, il y a eu près de 300 000 visas délivrés à de nouveaux résidents permanents au pays en 2015. De tous ces visas accordés, environ le tiers découlait d’une demande de parrainage, une procédure qui vise à réunir des proches et des parents au Canada.

Ceux qui lancent un tel processus attendent patiemment que leurs dossiers soient passés en revue. En décembre 2016, le gouvernement du Canada a indiqué qu’il comptait traiter la plupart des demandes de parrainage pour un époux, un partenaire ou un enfant dans les 12 mois suivant leur réception. Auparavant, ces procédures s’étendaient jusqu’à 21 mois.

Magalie Benoit, coordonnatrice de recherche à l’IRSPUM, écoute des collègues à l’Université
de Montréal. Photo : Denis Wong

Selon Magalie Benoit, coordonnatrice de recherche à l’Institut de recherche en santé publique de l’Université de Montréal (IRSPUM), de telles procédures d’immigration s’avèrent éprouvantes. En attendant la régularisation de leur statut, certains ont la capacité de payer pour des soins ou d’être couverts par une assurance privée, mais d’autres se retrouvent dans une situation précaire sur le plan de la santé.

« Leur détresse psychologique est énormément plus élevée que celle des autres migrants qui vivent au Québec, précise-t-elle. Qu’est-ce que je vais faire si je tombe malade? Et qu’est-ce qui arrive à mes enfants si eux tombent malades? »

Des enfants s’amusent dans la salle d’attente de la clinique de Médecins du Monde.Photo : Denis Wong

Difficile de prévoir les coûts

Lors des dernières semaines, Inès a appelé plusieurs cliniques pour se renseigner sur les coûts d’un suivi de grossesse et d’un accouchement non assurés. Chaque fois, les réponses sont demeurées vagues. Certains lui ont indiqué qu’elle devait payer une consultation avec un médecin qui déterminerait alors le tarif pour la prendre en charge. À d’autres endroits, Inès estime qu’on a préféré l’ignorer.

« On me dit qu’il n’y a plus de place dès qu’ils savent que je n’ai pas d’assurances, alors qu’ils ne savent pas quand je vais accoucher, raconte-t-elle. Ils coupent la discussion parce que je n’ai pas de carte d’assurance maladie. »

Inès a eu beaucoup de difficulté à obtenir des renseignements sur les coûts d’un accouchement non assuré. Photo : Denis Wong

La Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) et la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) fournissent à leurs membres des grilles tarifaires pour les services non assurés, mais ces tarifs ne sont que des suggestions. Le Dr Nicolas Bergeron, président de Médecins du Monde Canada et médecin psychiatre au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), dénonce la situation.


« On est avec des gens qui sont dans une situation encore plus vulnérable et il y a une absence de balises, estime le médecin. Ils n’ont pas de porte de sortie et sont placés devant un non-choix. »

À droite, le docteur Nicolas Bergeron, médecin psychiatre au CHUM
Photo : Denis Wong

Cette situation engendre des abus; certains médecins administrent des soins supplémentaires pour faire gonfler les factures, selon Valéry Ridde, chercheur à l’IRSPUM. Le professeur à l’Université de Montréal a étudié des questions de santé publique dans plusieurs pays, notamment en Afrique.

« Dans un système bien régulé comme le nôtre, on pourrait s’attendre à entendre moins de ces histoires, mais on en a entendu plein, selon lui. C’est évidemment des microsituations dans un système qui fonctionne quand même très bien, mais ça arrive et ça ne devrait pas arriver. »

Valéry Ridde, chercheur à l’IRSPUM, a étudié des questions de santé publique dans plusieurs
pays.Québec. Photo : Denis Wong

Des factures astronomiques

Selon une compilation effectuée en 2016 dans la région de Montréal par Médecins du Monde, les frais d’accouchement sans couverture médicale varient de 2200 $ à 4900 $ par jour selon les hôpitaux. À cela, il faut aussi ajouter les frais fixés par le médecin et l’anesthésiste. Si la mère se retrouve ensuite aux soins intensifs, sa facture peut gonfler de 5200 $ à 12 300 $ par jour, selon l’établissement de santé.


Il est coutume, pour les personnes sans couverture médicale, de conclure une entente de paiement avec l’établissement de santé qui les a soignées. Mais dans plusieurs cas, elles ne peuvent acquitter les sommes dues. Chaque hôpital procède ensuite à sa manière pour le recouvrement et certains établissements font appel à des agences spécialisées.

« Plusieurs personnes nous ont appelé avec des dettes importantes de 100 000 à 300 000 $, pour des cas de cancer par exemple, indique Magalie Benoit de l’IRSPUM. Ces personnes sont paniquées parce qu’elles se font appeler par des agences de recouvrement très insistantes. Il y a même des menaces de dénonciations à l’immigration. »

                   

Les migrants au statut précaire peuvent se retrouver avec des factures de plusieurs dizaines de milliers de dollars, selon leur condition. Photo : Denis Wong

Les dépenses « catastrophiques » de santé

Ces dépenses de santé posent problème pour ces personnes dont la situation financière est déjà difficile. Une visite chez le médecin devient rapidement onéreuse lorsqu’on est obligé de travailler au noir, faute de statut régularisé.

« J’ai des amis qui travaillent dans une compagnie de poulets, raconte Braulio. Cette compagnie a besoin d’aide à la production et ils payent cash. Je gagne 8-9-10 $ de l’heure parce que je n’ai pas de papiers. C’est un travail physique, un travail dur. »

Sans statut légal, Braulio doit trouver un emploi non-déclaré. Photo : Denis Wong

Pour sa part, David peut travailler légalement sur le territoire canadien. Mais pour le moment, il doit subvenir seul aux besoins de son couple, puisque Inès n’a pas de permis de travail. Avec un budget d’environ 1600 $ par mois pour couvrir toutes leurs dépenses, la pente financière qui se dresse devant
eux est abrupte.

« Je suis nerveux parce que je sens que j’ai un objectif qu’il faut atteindre, raconte David. Il faut travailler beaucoup plus. C’est pas évident quand on est travailleur autonome. »

« Ce mois-ci, je vais mettre 300 $ de côté, ajoute Inès. On n’a pas de budget pour ça, à chaque fois on en met un peu de côté, mais le peu que j’ai économisé, je l’ai utilisé pour le prélèvement que j’ai fait la semaine dernière. »

Inès a récemment dépensé ses économies pour un prélèvement chez le médecin. Photo : Denis Wong

Par conséquent, ces migrants se retrouvent devant des choix qui peuvent être déchirants. Un malaise ou une maladie se transforme rapidement en dilemme financier. Que faut-il prioriser? Une consultation chez le médecin ou épargner pour sa demande de résidence permanente? Une visite chez le dentiste ou faire l’épicerie?

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), débourser pour sa santé au détriment de ses autres besoins de base constitue une dépense de santé « catastrophique ». Parmi ces éléments de « première nécessité », l’OMS cite notamment la nourriture, les vêtements et la scolarité des enfants.

Une femme dans la salle d’attente de la clinique de Médecins du Monde, à Montréal Photo : Denis Wong

Valéry Ridde, chercheur à l’Institut de recherche en santé publique de l’Université de Montréal, affirme que les personnes migrantes arrivent généralement au Canada en bonne santé, mais à cause de leur statut précaire, l’accès au logement, l’accès au travail et le manque d’estime de soi deviennent particulièrement problématiques.

« Ces personnes ont tendance à garder leurs problèmes de santé pour elles-mêmes, précise M. Ridde. Du coup, leur santé peut s’aggraver, ce qui a des conséquences majeures pour le système de santé et pour nous collectivement, puisqu’au final ces personnes vont être soignées. »

Aller de l’avant

Pour les organismes venant en aide à ces personnes migrantes, il faut s’attaquer à ce phénomène avec humanité et non pas l’analyser avec une logique mercantile.

« On doit enlever tous ces filtres discriminatoires qui nous disent qu’une chose est valable et que l’autre n’est pas valable, estime le Dr Nicolas Bergeron. Si un Québécois me dit qu’il n’a pas accès à son médecin de famille, je serai à ses côtés aussi pour dénoncer la situation. »

          

Le médecin psychiatre Nicolas Bergeron est au chevet d’une patiente dans une chambre du CHUM. Photo : Denis Wong

Comme on ne peut tout simplement pas repousser la naissance d’un bébé, Inès et David ont l’intention d’économiser le plus possible pour payer l’accouchement dans la mesure de leurs moyens.

« La seule stratégie, en fait, c’est d’attendre le jour de l’accouchement pour qu’elle s’impose à l’hôpital, précise David. Voilà, je suis en phase d’accouchement, soit vous m’acceptez, soit vous me laissez là. »

David et Inès feront leur possible afin de payer pour l’accouchement de leur enfant. Photo : Denis Wong

Pour sa part, Braulio continue d’évoluer dans l’ombre en gardant espoir de pouvoir régulariser son statut au Canada. Sa rencontre avec une travailleuse sociale lui a donné un second souffle : il pourrait possiblement obtenir un statut de réfugié pour des motifs humanitaires.

« Le Canada, c’est un pays qui donne des opportunités. J’aimerais travailler ici comme journaliste, ou comme animateur de radio, ou trouver un bon travail avec un bon salaire », raconte Braulio, qui souhaite faire venir sa mère au Canada.

En attendant un possible dénouement heureux, ces personnes migrantes n’ont pas le choix d’aller de l’avant.